Tic tac tic tac. Le bruit caractéristique de l'horloge qui résonne comme une mélodie monotone, rythmique habituelle d'un début de journée qui n'a rien à envier à la précédente. Le réveil éteint à peine le téléphone s'est-il mis à sonner, la routine quotidienne prend le pas sur toute pensée. Rapide repas, rafraîchissement au milieu des carreaux, tenue préparée la vieille au soir pour ne pas hésiter, voilà Milo qui joue avec ses clés alors qu'il contemple l'idée d'ignorer la boite aux lettres pour quelques jours de plus. Il n'attend rien, n'espère pas de lettres, pas même de nouvelles de sa mère qui connait assez bien le téléphone ou internet pour passer par ces moyens. Non, Milo n'aime pas l'idée d'ouvrir la petite case postale. Il n'aime pas l'idée que quelque chose puisse y être, il n'aime pas se dire que, peut-être, c'est une carte qui s'y trouvera. Pourtant, l'habitude, la curiosité, ou simplement son besoin d'ordre, peu importe ce qui le pousse, le voilà qui s'affaire à regarder ce qui peut bien se trouver là, caché aux yeux de tous, destiné à ses yeux à lui.

Son coeur rate un battement en ouvrant l'enveloppe : la carte du deux de pique manque de lui glisser des doigts alors qu'il déplie soigneusement la note qui y est annexée. Ça y est, ne peut-il que se dire dans son esprit. Lui qui se pensait comme épargné, loin de ces tracas, loin de ces possibles pertes de mémoire... Le voilà qui plonge dans les abîmes houleuses d'un jeu dont il ne connaît que les règles qu'on veut bien leur offrir. Il déglutit, Milo, et le son de la montre à son poignet lui semble soudain strident. Tic tac tic tac. Chaque seconde qui passe en est une de moins pour réaliser ce défi. Une de moins avant l'échéance finale, celle qui sonnera le glas terne de réminiscences gommées de son esprit. Tic tac tic tac.

Au dos de la note qui semble presque le féliciter d'avoir été choisi, un nom et un prénom, des informations brèves, futiles, quelque chose pour retrouver ce certain Haruto. Cette personne qui, en théorie, lui est en tout points opposé. Le canadien force une longue inspiration dans ses poumons, comme pour se donner du courage. A-t-il seulement le choix ? Bien sûr, on l'a toujours, le choix. Seulement cette fois, les conséquences peuvent lui être terribles, il le sait. Il a réfléchi à tout ceci déjà, depuis les quelques mois qui ont suivi les premières vagues de paires, de défis, de pertes de mémoire. Il y a pensé, beaucoup pensé, et...

Il expire longuement et se met en route. La curiosité et la pression sont trop grandes pour ignorer cet appel, trop grandes pour résister, jouer à ce jeu du chat et de la souris avec lui comme meilleur espoir dans le rôle du rongeur. Il est fier, Milo. Il ne peut pas se dire qu'il ne serait pas capable de relever des défis, de tenir tête à un Maître du Jeu joueur qui, peut-être, n'est rien qu'un enfant qui a grandit étrangement. Alors, au rythme de sa montre, au rythme de son coeur battant, il s'élance, Milo. Dans l'inconnu, le grand plongeon : qui sait quels trésors peuvent se trouver sous la surface, à qui ose s'y aventurer.

Ses pas se font guider dans cette cuisine et son coeur ne peut s'empêcher de s'emballer d'un espoir qui nait. Peut-être peut-il utiliser ses connaissances, gagner ce jeu facilement puisqu'il semble presque fait sur mesure pour lui.

Il a oublié, Milo. Il a oublié qu'il n'est pas tout seul dans cette aventure, forcé de trainer avec lui quelqu'un en qui il ne se reconnait probablement pas une seule seconde. Ça lui revient comme une lame de fond emporte l'équipage d'un navire, lorsqu'on lui explique les règles. Lorsque son regard se pose sur lui.

Haruto.
Sa némésis.

Milo ravale sa fierté, cherche la moindre once de patience, tente à tout prix d'enterrer son perfectionnisme quelque part loin de tout ceci : la coopération est la clé aujourd'hui.
- Bonjour. Milo. Se décide-t-il, prenant le pas sur tout ce qui pourrait bien arriver. Il se présente, hoche la tête à l'intention de celui qui, à vue d'oeil, semble presque avoir la moitié de son âge. Peut-être qu'il exagère, Il n'est pas si vieux et Haruto n'est pas si jeune, mais tout de même. La simple idée de devoir se trainer quelqu'un comme un fardeau dans toute cette histoire ne le ravit pas. L'idée de se coltiner un enfant, encore moins. Dites moi que vous savez utiliser une cuisine. Ça pourrait presque ressembler à une supplique si les mots n'étaient pas arrachés d'entre ses lèvres comme s'ils le brûlaient alors qu'il les prononce. Ce serait trop facile, si la réponse était affirmative, n'est-ce pas ? Il s'attend à un non. Et pour être honnête...
Il évalue déjà les possibilités.

Des lettres, Haruto n'en reçoit jamais. Ah, il y a bien quelques exceptions, pour son anniversaire, par exemple, provenant d'un parent éloigné, quelque part dans une petite région de la Corée, mais rien de plus. À vingt-deux ans, il vit toujours chez ses parents, à leur crochet, et n'a, pour ainsi dire, jamais eu à prendre de responsabilités. De toute façon, tout se déroule derrière un écran maintenant. Qui prend réellement la peine de glisser quelque chose dans une enveloppe, d'y coller un timbre et de se rendre à la poste?

C'est donc avec surprise qu'il retrouve une enveloppe adressée à son nom posée sur son bureau. Il avait encore des tâches de peinture sur son visage, ses vêtements et ses doigts, revenant d'une longue séance de création dans son atelier. La gouvernante avait sans doute déposée la lettre pour éviter de le déranger. Haruto se mord la lèvre inférieure alors qu'il ouvre l'enveloppe, la lâchant aussitôt en apercevant la carte qu'elle contenant. Un deux de pique. Il ne voulait pas jouer. Il n'avait jamais voulu être mêlé à tout ça. Une sueur froide parcourt son corps alors qu'il trouve finalement le courage de reprendre l'enveloppe pour lire la lettre qui accompagnait la carte.

Il doit s'y reprendre à plusieurs reprises pour bien comprendre ce qu'on attend de lui. Et pas seulement que de lui. Il devra faire équipe avec un certain Milo Kaiser. Encore un nom qu'il aura du mal à prononcer. Une légère grimace vient déformer son visage en réalisant qu'il devra mettre les pieds dans une cuisine et donc, par le fait même, utiliser divers ustensiles pour créer de la nourriture. Son plus grand cauchemar, lui qui ne savait pas manier autre chose que ses pinceaux.

Il n'a pas le temps de prendre une douche, de retirer ses vêtements tout aussi tâchés que lui, qu'on l'entraîne dans un lieu spécifiquement réservé pour le jeu. Haruto doit retenir ses plaintes même s'il n'a qu'une seule envie; apeller sa mère pour qu'elle vienne à son secour et le sorte de cette situation inconfortable. Une fois arrivé dans la fameuse cuisine, son regard se pose sur un homme aux airs occidentaux. Génial, allaient-ils seulement pouvoir se comprendre? Puis, avec surprise, l'inconnu se présente et essaie ensuite de se faire rassurer concernant les aptitudes de Haru. Dommage, il s'apprêtait à le décevoir.  Légèrement embarrassé, le japonais glisse une main dans ses cheveux en secouant péniblement la tête.

Je n'ai jamais mis les pieds dans une cuisine.

Et ce n'était pas une façon de parler. Il force un sourire sur son visage qui doit lui donner un air plus niais que désiré et s'incline poliment.

Je suis Haruto. Je... J'essaierai de faire mon mieux.

En espérant que les standards de sa némésis ne soit pas trop élevés.

Milo ne sait pas réellement à quoi il s'attendait en posant sa question. Bien entendu que la personne avec qui il serait mis en duo dans ce jeu de tous le compromis et de tous les possibles serait quelqu'un qui lui serait en tout points opposés. Par simple logique, il aurait pu se dire que la réponse serait négative. Du moins, il s'attendait à un petit "non je ne suis pas vraiment à l'aise avec un rouleau à pâtisserie", pas à un honnête "je n'ai jamais vu une cuisine de ma vie". À vrai dire, Milo ne juge pas vraiment. Enfin si, un peu, parce que c'est son corps de métier et sa plus grande passion. Mais en même temps, Milo peut comprendre. Quand on est jeune et qu'on a le luxe de reposer sur quelqu'un pour des tâches qui ne nous intéressent pas... Milo comprend. Il a vécu une bonne partie de sa vie à déléguer les choses qui l'emmerdaient à des gens, alors il peut bien se dire que c'est la même chose pour d'autres.

Seulement là, c'est sa passion.
Haruto est sa némésis.
Et c'est leur défi.

Le canadien est obligé de fermer les yeux quelques secondes pour tenter de calmer ses nerfs qui ne demandent qu'à s'exaspérer d'avance face à ce qu'on leur demande de faire. Face à la perspective d'être impuissant, à ne pouvoir presque pas donner de conseils ou d'indications. Comment peut-il seulement faire créer quelque chose à quelqu'un en pâtisserie, s'il ne peut même pas lui décrire précisément quoi faire ? Encore moins lui montrer ?
- Ça va bien se passer. Qui tente-t-il de rassurer le plus dans cette histoire ? Haruto ou lui-même ? Il tente de prendre une grande inspiration pour se donner du courage et lui sourire au moins un peu. Le pauvre Haruto n'a pas du tout l'air à sa place en cuisine en tout cas, avec ses vêtements pleins de peinture. Un artiste, au moins, peut-être pourra-t-il faire quelque chose de joli... Même si ce n'est pas bon au goût.

Cette réflexion lui fait fouiller dans ses poches pour sortir les instructions et les relire juste pour être sûr. Il n'est noté nul part ce qu'ils doivent réaliser précisément, ni ce qui sera fait de la concoction réalisée. Milo se détend un peu plus et passe une main fébrile dans ses cheveux pour tenter de reprendre contenance. Il a beaucoup réfléchi à ce qui serait le plus simple pour Haruto, aussi son regard se pose-t-il sur sa némésis avec un peu plus de confiance et de détermination qu'au préalable.
- Je crois que le plus simple, ça sera de faire des shortbreads... Il se frotte les yeux quelques secondes pour s'aider à réfléchir. Lui non plus ne connait pas toutes les recettes par coeur, mais il sait qu'il n'y a que trois ingrédients dans celle-ci et qu'elle est relativement simple... Avec de la chance, il évitera à Haruto de se faire mal avec il ne sait trop quel outil. Il ne veut pas qu'on l'accuse de quoi que ce soit s'il se met à lui demander de faire des trucs compliqués. Il lève une main avec trois doigts à l'intention de son compagnon d'infortune : 3 Ingrédients. Son regard se tourne vers les personnes qui surveillent leur défi, ne sachant pas à quel point il peut guider ou non. Matière grasse, farine, sucre. Il teste des choses, espérant que son apprenti du moment comprendra... Et qu'il est assez débrouillard pour savoir ce que sont du beurre, de la farine et du sucre. Il prie pour qu'il ne se trompe pas avec du sel... Quoi que. Sauf s'il renverse le pot. Ce serait affreux. Le pâtissier prend sur lui et attend qu'Haruto se mette en mouvement. Il se dit qu'une chose à la fois ce sera plus simple... Il pourra le guider peut être en hochant ou secouant la tête ? Déjà, s'ils arrivent à rassembler les bons ingrédients ils auront un bon début... Non ?

Haruto ne savait pas ce que c'était, la pression. La pression de performance, pour être plus précis. Il avait un talent naturel pour l'art, plus particulièrement la peinture, et la danse était également une discipline qu'il maîtrisait de façon innée. Les études n'avaient jamais été sa tasse de thé alors il s'était toujours contenté du minimum. Bien sûr, ses parents espéraient le voir poursuivre des études supérieures ils avaient les moyens financiers mais hélas, Haru n'avait que très peu d'ambitions intellectuelles, si on peut dire ainsi. Il n'avait aucun intérêt pour les tâches ménagères, ils avaient des domestiques pour s'en occuper, et la cuisine en faisait évidemment partie.

L'homme devant lui affichait une expression de surprise et de résolution, comme s'il n'avait jamais espéré une réponse différente de la part de sa némésis. Haru se mord nerveusement la lèvre inférieure, conscient du fardeau qu'il représente. Il savait très bien que c'est ce qu'il serait en participant à ce jeu. Sauf si l'un des défis impliquait une flexibilité corporelle quelconque ou l'utilisation de pinceaux, il était complètement inutile et ne représentait qu'un défi supplémentaire pour son compagnon.

Le fantôme d'un sourire apparaît sur son visage en entendant Milo annoncer que tout se passera bien. Qui essayait-il de convaincre? Haru savait déjà très bien qu'il serait la cause de leur échec et ce malgré tous ses efforts. Parce qu'il avait l'intention d'en faire, aussi inutiles étaient-ils. Il l'observe relire la feuille qu'il avait déjà lu lui-même une dizaine de fois, glissant ses mains sur le comptoir pour essayer de se calmer un minimum. Il hausse les sourcils en entendant les paroles de sa némési.

Choreteburaide?

C'était quoi encore ce mot? Rien de japonais en tout cas, ce qui ne devrait pas le surprendre vu les origines de l'homme. Comment pourrait-il cuisiner quelque chose qui lui était complètement inconnu? Lorsque Milo lui mentionne qu'il n'y a que trois ingrédients, il soupire de soulagement. Il risquait moins de s'emmêler les pinceaux, sans mauvais jeu de mots. C'est bon, il savait faire la différence entre du beurre du sucre et de la farine. Enfin... La farine et le sucre étaient tous deux blancs et poudreux... Le goût par contre... Il acquiesce avec plus d'enthousiasme que nécessaire.

Ok alors le beurre....

Il ouvre le grand réfrigérateur mis à leur disponition et rempli d'une quantité astronomique d'ingrédient. Son regard parcourt les tablettes à toute vitesse et se pose sur l'ingrédient en question qu'il attrape et dépose sur le comptoir, victorieux.

Sucre... Farine...

Il scrute les armoires et les recoins de la cuisine, croyant finalement avoir trouvé ce qu'il lui fallait. Il place tout devant Milo, le beurre, le sucre et la levure chimique qu'il croit être la farine.

Voilà, j'ai tout ce qu'il faut.