Comme plusieurs soirs de la semaine, je retrouve des potes dans un bar. Notre activité première : boire. On noie la misère et la frustration de la journée dans l’alcool, parce qu’il n’y a souvent que ça à faire pour tenir. Entre les patrons trop excessifs, les clients, pas tous les jours faciles… il y a de quoi devenir dingue. La journée, la majorité d’entre nous sommes ce que l’on pourrait appeler des « invisibles » nous sommes là, pour le confort des clients trop fainéant pour exécuter les services que l’on peut proposer. Mon cas est un peu différent, oui, mon travail ne consiste pas juste à servir les flemmards. Parfois, il aide les gens à acquérir des objets qu’ils ne pourraient pas trouver dans la ville ou dans le pays… Je n’ai pas à me plaindre, à l’exception que j’ai un contact direct avec eux pas comme mon ami juste en face, qui se plains encore une fois alors que je lui recommande un verre. Lui, il est éboueur. Les odeurs putrides et le manque de reconnaissance, il connait bien mais jamais il n'a à parler avec des clients excédés par le retard d’une livraison. Cependant, sa condition n’est pas plus enviable que la mienne car moi au moins, je peux conduire, c’est un peu mes moments de répit dans la journée. Lorsque je suis au volant, la clope au bec, je peux souffler avant de retrouver ceux qui nous ignorent ou nous méprisent. Alors ce soir encore, on boit. Mon autre ami à ma droite n’est pas dans notre cas, lui, c’est un salaryman, un vrai. Celui qui va faire des heures supplémentaires parce qu’il n’aura pas fini son travail, dormir au bureau pour le lendemain matin se faire pourrir par son patron. Il n’est pas plus à envier que nous. Alors certes, il gagne mieux sa vie. Il faut dire qu’à l’école, il était le plus intelligent de la bande donc c’est presque normal qu’il soit arrivé là où il est aujourd’hui… Mais à côté de ça, il représente tout ce que je ne souhaite pas devenir. Le parfait petit japonais avec une femme toute aussi excessive que son patron. C’est pour ça qu’il boit systématiquement, pour oublier les amies de sa femme. Il boit, systématiquement, n’importe quel jaja, pourvu qu’il ait ses douze degrés cinq. Et je le comprends ! Mis sous pression du matin jusqu’au soir, il a parfois besoin de s’échapper. Alors quant il est là – parce qu’on ne le voit plus que de façon épisodique – on le laisse parler et se plaindre même si la culpabilité vient le dévorer, on tient à lui. Puis la pression, on la lui fait boire et ça va mieux.

C’est la troisième tournée et la table n’est pas au plus haut de sa forme. L’ambiance n’est pas là, on dirait un groupe de vieux ronchons. C’est alors qu’entre mon activité favorite : le jeu. Avant l’alcool, il y a le jeu dans ma vie et lorsque je les combine, on arrive parfois à faire des merveilles. Malheureusement, notre ami salaryman nous quitte au moment où je sors mes cartes. Déjà bien imbibés d’alcool, je propose que l’on joue au Kings Game. Un jeu pour gamin, certes, mais toujours plus amusant lorsqu’on est déjà bien entamé par l’alcool. Seulement, ce n’est pas drôle à trois. On doit trouver d’autres partenaires de jeu pour corser le tout. C’est toujours plus drôle quant on rencontre des gens dans ces conditions et qu’on se retrouve à pouvoir leur faire faire n’importe quoi sous prétexte de ce jeu. C’est assez similaire à ce drôle de jeu qui s’est instauré dans Kyoto, à la différence que l’on n’a pas à perdre la mémoire mais davantage un rein si on boit trop. J’avais remarqué un gamin seul. Sa tête me disait quelque chose sans que j’en sois certain. Il s’était installé depuis peu et l’alcool embrumait légèrement ma vue pour que je puisse totalement situer où j’avais vu son visage. « Hey ! Toi, là ! » Je l’interpelle quand même, assez vulgairement, le regardant en lui faisant signe de la main de s’approcher. « T’es tout seul gamin ? »

Mes soirées à Kyoto sont plutôt solitaires. Je ne connais pas encore beaucoup de monde, alors quand je ne travaille pas, j’essaie de sortir pour me détendre et changer d’air. C’est aussi l’occasion de rencontrer des gens, même si je trouve qu’il est plus difficile de le faire au Japon qu’en Australie.  J’ai l’impression qu’ici, les gens sont moins loquasses ou ouverts mais certainement parce que je suis étranger. Il n’y a qu’à me regarder pour en être convaincu. Mes traits sont coréens et mon allure n’a rien de très locale, surtout avec mes cheveux décolorés. D’ailleurs je ne viens même pas de Corée mais d’Australie. Encore une bizarrerie aux yeux des gens que je rencontre.

Installé au comptoir, je sirote ma bière qui est sur sa fin, lorsqu’une voix m’interpelle. Surpris, je me tourne vers le jeune homme brun qui semble s’adresser à moi. Son visage me parait familier mais impossible de dire où je l’ai déjà rencontré. D’ailleurs je me fais peut-être des idées mais sinon pourquoi viendrait-il me parler ? Quoiqu’il ait l’air d’avoir pas mal bu. Il me confond peut-être avec quelqu’un d’autre ?
Un sourire crispé se dessine sur mes lèvres lorsqu’il m’appelle gamin. Ok, avons-nous à ce point une différence d’âge prononcée pour qu’il me traite comme un enfant ? Pourtant, je n’ose rien dire, du moins pas tout de suite et je me contente plutôt de lui répondre :
« Je suis seul et toi ? »
Mais avant qu’il ne me réponde, j’ajoute :
« Au fait, je m’appelle Éric. »
Comme ça, il n’y a plus de gamin qui tienne. Il sait comment m’appeler. D’ailleurs je me demande ce qu’il me veut car ce n’est franchement pas un genre de technique de drague. Alors que peut-il bien attendre de moi avec une telle approche ?
« Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? »
D’ailleurs puisqu’il se permet d’être familier, je me permets également de l’être.