Je n’ai pas pour habitude d’écumer les bars de la ville, surtout seul. En Australie, c’était différent. Là-bas j’avais mes amis, ici je ne connais pas encore grand-monde. Pourtant, je n’avais pas envie de passer la soirée seul dans mon appartement, du moins pas aujourd’hui. J’ai bien ma sœur mais elle a des projets avec ses copines. Elle a mieux à faire que de passer son temps avec moi et tout ce que j’espère, c’est qu’elle ne me ment pas quand elle me dit qu’elle ne participe pas à ce jeu et qu’elle n’a reçu aucune invitation à le faire. Pour le moment je la crois et j’espère que les choses resteront ainsi.

De mon côté, j’attends avec impatience le moment où je serais convié à participer à ce jeu. En attendant, j’essaie de grapiller des informations mais comment croire tout ce qui circulent sur le net ? D’ailleurs c’est comme ça que j’ai trouvé ce bar. Il parait que des joueurs s’y retrouve. Encore une rumeur difficile à vérifier mais ça a été suffisant pour attiser ma curiosité.

Voilà comment et pourquoi je me retrouve à essayer de commander une bière au comptoir. Il y a du monde. Beaucoup de jeunes et alors que je m’empare enfin de mon verre, voilà qu’en me retournant je le renverse sur la jeune femme qui se trouvait derrière moi. Immédiatement mon visage devient blême. Je ne suis pas aussi maladroit d’habitude et ce n’est pas mon genre de jouer de vilain tour aux autres.
« Mon dieu je suis vraiment désolé ! »
Je tends la main vers le comptoir pour récupérer des serviettes en papier que je presse contre son haut dans l’espoir d’y éponger la bière sans me rendre compte que mon geste est peut-être intrusif.
« Laissez-moi arranger ça. »

Cela faisait quelques jours à peine que j’étais à Kyoto. C’était un peu un coup de tête, comme beaucoup de décisions dans ma vie depuis que j’étais au Japon. J’avais plaqué mon rythme à Tokyo, Kannon, mon confort, et voulu aller explorer de nouveaux horizons dans l’ancienne capitale, prête à relever le défi du jeu de Némésis. L’avenir me dirait si j’avais fait le bon choix mais pour le moment il fallait que j’assume.
Sauf que je ne connaissais personne dans l’immensité de cette ville, et même si j’étais une créature plutôt sociable, ce n’était pas en trois jours que j’allais me faire de nouveaux amis juste en claquant des doigts et en arpentant les rues. C’était le Japon, pas la France, et les Japonais n’allaient pas vers les inconnus facilement, encore moins face aux étrangers.

Ce soir, je me sentais un peu seule, je n’avais toujours pas de nouvelles de Kannon suite à mon départ. Il était peut-être fâché que je sois partie sans rien dire, vivant ma vie telle un oiseau en liberté. Mais en même temps, on avait beau se fréquenter de manière exclusive, je n’avais jamais dit que je me couperais les ailes pour rester auprès de lui. J’avais beau avoir des sentiments forts pour lui, j’avais mes aspirations personnelles aussi et j’étais persuadée qu’il pourrait trouver une autre épicerie dans laquelle bosser ici. Ca lui ferait aussi du bien de changer d’air, Tokyo regorgent de souvenirs difficiles pour lui.

Mais j’en avais marre de ruminer en pensant à lui et en regardant mon portable pour attendre des nouvelles. Je décidai donc d’aller me balader et de trouver une activité spontanée, qui serait très certainement un bar posé. Et ça ne loupa pas. J’étais tombée sans le savoir sur un bar où des joueurs se rejoignaient pour échanger sur le jeu, et ça me serait sûrement utile. Mais j’avais surtout envie de siroter un bon mojito tranquillement pour me changer les idées et ne pas broyer du noir, car ce n’était pas mon genre. J’allais arriver au comptoir pour commander quand un blond se retourna et renversa sa commande sur mes fringues. Je ne savais pas que la poisse s’était abattue sur moi aujourd’hui, mais il valait mieux en rire, non ? Il se confondit en excuses devant moi, avant d’attraper des serviettes en papier et de … les presser sur mon t-shirt. Mes joues rosirent légèrement, peu habituée à des contacts masculins autres que Kannon ces derniers mois.

« C’est bon, je vais m’en occuper, merci. Et ne vous en faites pas, les accidents, ça peut arriver. »

Je lui souris. Il n’était pas d’ici, c’était certain. Les cheveux blonds platine, aussi clairs que les miens, ce côté sociable et rentre-dedans sans le vouloir qu’un Japonais n’aurait sûrement pas eu pour un premier contact. Je me sentais aussitôt moins seule.

« Si je ne me trompe pas, vous n’êtes pas d’ici ? »

J’étais vraiment pas douée pour engager la conversation avec les gens, mais quitte à me changer les idées, autant faire connaissance avec celui qui avait vidé sa bière sur mon t-shirt non ?

Je m’attendais à ce qu’elle se mette en colère mais au contraire, elle m’assure que ce n’est rien. D’ailleurs je réalise un peu tard que mon geste est inconvenant et tout en écartant mes mains de son vêtement humide, je m’excuse à nouveau, bafouillant dans un mauvais japonais alors qu’elle est clairement étrangère et qu’elle doit donc au moins parler anglais. Après tout, c’est bien connu que les occidentaux qui voyage parlent bien mieux anglais que les Japonais et j’ai pu le constater à mon arriver, ce qui m’a obligé à me mettre rapidement au japonais. Plus vite et bien mieux que j’aurais pu le faire dans d’autres circonstances.

Je lui tends d’autres serviettes avant de lui répondre en anglais cette fois :
« Vous avez raison, je suis Australien. »
J’esquisse un léger sourire, content qu’elle ait remarqué que je n’étais pas d’ici. Quoi que ça doit se voir, non ? Je détonne dans la rue à cause de mes cheveux blond platine mais comme la plupart de mes clients ne me rencontrent jamais, ça ne me pose pas de soucis au quotidien. C’est l’avantage d’être en freelance et surtout de bosser dans l’informatique.
« Et vous ? D’où êtes-vous ? »
D’ailleurs avant qu’elle ne me réponde, j’enchaine avec les présentations :
« Au fait, je m’appelle Eric. Eric Newman. »
Au passage, je retire ma veste et la lui tends :
« Pour quand tu rentreras. Ici il fait bon mais tu pourrais avoir froid en sortant dans la rue. »

Je ris de bon coeur en voyant la gêne apparente sur le visage de mon interlocuteur. Il semblait complètement déboussolé, bafouillant des choses en japonais alors que nous avions tous deux l’air d’être étrangers. En tout cas pour moi c’était certain, vu mes traits physiques, impossible de me faire passer pour une japonaise. Mais lui avait des traits asiatiques marqués et il était donc possible de se méprendre. Pourtant, j’étais persuadée qu’il n’était pas Japonais au vu de sa difficulté à s’exprimer distinctement - et il n’avait pas l’air bourré -, c’est pour ça que je finis par lui demander pour en avoir le coeur net.

Il était donc australien. Ca, je ne l’aurais pas deviné par contre. Les cheveux blonds auraient pu m’aiguiller, quoique. Aujourd’hui, faire des colorations platine étaient tellement monnaie courante qu’au final ce ne pouvait pas vraiment être un indice sur la nationalité ou l’origine de quelqu’un.

« Australien ! Je n’aurais jamais deviné. C’est un pays qui m’a toujours fascinée mais je n’y ai jamais mis les pieds. »

Je lui souris alors qu’il me retournait la question, mais avant que je n’aie pu m’exprimer, il avait enchaîné avec ses présentations, tout en me tendant sa veste. Trop d’informations d’un coup, il fallait que mon cerveau process l’ensemble petit à petit. J’attrapai déjà la veste d’une main, plutôt que de le laisser là avec son bras tendu, puis répondis :

« Moi ? Je suis française d’origine anglaise, mais je vis au Japon depuis un peu plus d’un an maintenant. Enchantée, Eric. Je suis Remy. Taylor Remy. »

Je marquai une courte pause, passant la veste sur mon bas pour ne pas qu’elle traîne sur le comptoir poisseux d’alcool. Il faisait trop chaud dans ce bar pour que je l’enfile déjà.

« Merci pour la veste, mais tu es sûr que ça ne te dérange pas ? »

J’étais passée cash au tutoiement, mais entre nous, aucun de nous n’était japonais, on avait sans doute à peu près le même âge et on était dans un bar. On pouvait faire tomber les formalités, non ?

Je souris à ses paroles car l’Australie a tendance à faire rêver les gens. Parfois j’oublie à quel point mon pays est beau et puis quand je vois l’éclat dans les yeux de mes interlocuteurs, je me souviens à quel point je l’aime et qu’il me manque parfois. Pourtant je ne suis pas près de rentrer. J’ai encore beaucoup à faire ici.

Elle se présente à son tour et m’apprend son nom mais également d’où elle vient. Cette fois-ci c’est à moi de sourire avec admiration. La France, ça fait rêver de mon côté du monde. C’est loin et c’est beau. En tout cas c’est comme ça dans l’imaginaire collectif mais je suis sûr que c’est le cas en réalité. Il doit y avoir des endroits merveilleux, même si je n’envisage pas de visiter l’Europe pour le moment. Le Japon va m’occuper un bon bout de temps, surtout avec cette histoire de jeu.
« Ne t’en fait pas pour la veste. Je n’y suis pas attaché et puis je te dois bien ça. »
C’est naturellement que la familiarité s’est instaurée entre nous. Après tout, nous ne sommes pas contraints par les codes de politesse japonais, alors autant en profiter !
« Tu n’auras qu’à me la rendre la prochaine fois. »
Même si je ne sais pas s’il y en aura une. D’ailleurs je ne réalise pas vraiment que mes paroles peuvent être interprétées comme de la drague. Je me contente d’être spontané comme à mon habitude.
« En attendant, est-ce que je peux t’offrir un verre pour me faire pardonner ? »